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lundi 21 mai 2018

Bassecourt 1950. Un dimanche de Printemps

Il est arrivé !...dans l'air, dans les yeux, dans les coeurs.
Il est à ras de terre, dans les pousses vert tendre, dans les premières fleurs encore hésitantes qui s'étalent, dans les bourgeons qui sourdent dans les haies...
Même les voix ont pris un timbre euphorique.
C'est le Printemps !...
Le Jura nous le distille en avant première, un de ces dimanches dont il a le secret : éclatant, chaleureux, revigorant, vivifiant en diable.
Pacques est à la porte et ce dimanche est le notre, celui de la course : de notre course. Toute la semaine nos conversations ont tournées sur ce sujet. "Le Tour des 3 villages" n'est pas encore une tradition, tout juste un divertissement du jeudi après-midi. Mais cette fois, c'est plus sérieux et dans nos têtes d'adolescents, il fait déjà partie de notre avenir.. .
J'ai quinze ans, de solides copains et six frères et soeurs.
Aprés un hiver sérieux ou la neige a un peu anesthésié nos activités. Nous sommes débordant d'idées et de projets et, celui de ce jour, nous tient particulièrement à coeur.
Le vélo-club Jurassia de Bassecourt a été choisi pour organiser le Championnat suisse cycliste sur route professionnel de l'année dernière en 1949. L'animation créée par cet évènement nous a mis l'eau à la bouche. Lorsque vous saurez qu'en plus, mon meilleur copain est Camilo, le fils de Camille Piquerez, directeur de Stella, vous comprendrez que les vélos soient importants dans notre vie de gamins. Un virus bien implanté. Les vélos Stella qui organisent chaque année le Grand Prix portant son nom est en outre créateur d'une équipe de coureurs pro dont le Champion du monde sur piste, Oscar Plattner est le leader. Tout y est !...
Notre circuit ; Bassecourt-Glovelier-Boécourt-Bassecourt n'est certes pas comparable à celui de ces championnats. Pas de quoi décerner un grand prix de la montagne...mais il comptait pour nous comme une revanche sur nos ainés, particulièrement nos paternels. 
Et notre grand jour est arrivé.
L'ami Noël a puisé dans les stocks de son paternel pour construire le stand de départ et d'arrivée : table du Jury, portique avec banderole, présentoir pour la planche des prix, etc.
Il est 13h05 lorsque je retrouve Roger dit "le Rodge". Il est nonchalamment assis sur le rebord de la petite fontaine devant chez "Le Burtin", juste en face de la villa Piquerez, résidence de "Camilo". J'ai avalé le repas de midi à grande vitesse pour filer rapidement. Sans échapper aux recommandations paternelles. Je cherche des yeux mon deuxième compère, sans qui rien n'est possible. Roger hausse les épaules, tire sur sa clope et lâche laconique:
- Pas vu...
Pas très causant l'ami Roger mais terriblement efficace. C'est lui qui dépanne, répare et met en route projecteurs de cinéma et autres lanternes magiques. Tout l'hiver nous animons nos après-midi dominicaux par des projections de films et d'images dont il est le grand instigateur.
L'as de la bricole et mordu de ciné, n'est pas vraiment inquiet du retard de Camilo. Pourtant, sans lui,notre organisation du jour est vraiment compromise.. Il est le pourvoyeur de la planche des prix.
13h15, aucun bruit, aucun mouvement en provenance de sa villa. Blottie derrière son rideau de thuyas et de saules pleureurs rien ne permet de penser que des gens y sont présents.. Nono, à quelques centaines de mètres avec le reste de l'équipe, commence sûrement à s'inquiéter. Pour sûre l'organisation de nos petites séances de projection de cet hiver nous ont causées moins de tracas. Deux ou trois films de Laurel et Hardy, Beaucitron inventeur ou Charlot, le projecteur Pathé Baby manuel et pour 50 centimes, nous réjouissons les copains durant des heures.
L'arrivée de notre copain coupe court à mes pensées. Il est 13h25...
- Catastrophe les gars!...j'ai du dîner chez tante Olga et en plus ma mère a bouclé la maison.
Nous nous regardons atterrés. La planche des prix, moteur de notre manifestation se trouve précisément dans sa maison. 
Les habitudes dominicales de la famille Piquerez, qui déjeune dimanche après dimanche en ville de Bâle, nous laisse les coudées franches pour occuper la maison durant leur absence. Le train électrique en réseau est génial tout comme la cave du père Camille. Véritable caverne d'Ali Baba. Nous y trouvons tout ce que les modestes revenus de nos parents respectifs ne peuvent nous procurer. Camilo nous organise alors un "pic-nique" épicurien autant que gargantuesque.
Après quelques beaux festins, les parents de Camilo ont sans doute flairé la combine.. Devant le refus obstiné de ce dernier de les accompagner au restaurant, ils ont exigé qu'il mange chez Tante Olga, la soeur de papa. En plus la maison est carrément bouclée.
Coincés nous sommes. Nous faisons tout de même un ultime tour de maison...bien nous en prend. Au premier étage, une petite fenêtre, celle des toilettes à peine entre baillée. Ouf!...- D'accord, mais c'est à plus de 4 mètres du sol et... on a pas d'échelle !
- Je connais une échelle, amenez-vous les gars.
En face, juste devant la Caisse d'épargne, une petite remise de jardin, accrochée sur la façade côté rue, juste au-dessus du mur : l'échelle... Un jeu d'enfant.
Roger, en parfait monte en l'air, a tôt fait de pousser la petite fenêtre et plonge, tête la première dans...la cuvette des WC. Pas de plouf mais un bon juron bien senti (hum!), on se marre.
Après c'est plus facile, les portes s'ouvrent. On replace l'échelle sur ses crochets et place à la visite de cave. Rapide et efficace. Il ne reste que 15 minutes avant le départ. On fonce les bras chargés.
Sur la ligne de départ, la bande des copains passe de l'inquiétude à l'euphorie.Sans le savoir, Stella participe à la course. Sponsor involontaire ? Juste retour des choses : les vélos sont de Stella...Pub !
Prêt pour le départ, le parc est plutôt dépareillé et hétéroclite. Du super course au vélo de tante Marie, du double dérailleur au pignon fixe, il y a tout. Pour certains, il faudra appuyer pour rejoindre la ligne d'arrivée. Mais les valeurs sont établies et le palmarès devrait être sans surprise. Ou presque. Le seul à disposer d'un engin adapté, c'est bien entendu Camilo. Il caracolera sur son super compétition. Cadeau récent de papa. Du coup, il me cède son Aero Stella. J'ai des chances de figurer dans les cinq premiers.
Une belle poignée de spectateur assistent au coup de pistolet (à bouchon) qui donne le départ.
C'est parti,, la rue de l'Abbé Monnin, la fontaine de l'école, on tourne à gauche. Attention : premiers pavés, passage à niveau de l'église, virage serré à droite pour enfiler la rue du Prayé, ma rue. Au 34, mon père, surpris secoue la tête en me voyant, il rit.
L'usine Ruedin, le petit pont sur la Sorne. Deuxième passage à niveau. Ouvert. A partir de la chapelle St. Hubert, prudence ! Nous roulons sur la route cantonale qui nous amènera à Glovelier. Le troisième passage à niveau est également ouvert. La garde barrière nous salue amicalement.
Bouby, Camilo en l'occurence est déjà hors de vue. Le peloton s'étire. Les énormes piles de traverses en bois de la Röthlisberger nous escortent jusqu'à la cheminée en briques rouges qui marque l'extrémité Ouest de l'entreprise
C'est le moment que choisit mon dérailleur pour "sauter". Mes deux copains "Mélasse" et "Napo" s'envolent. Pendant que je me bats avec ma chaîne qui refuse de rejoindre ses pignons, trois concurrents me filent devant le nez...Un kilomètre plus loin, bonne surprise pour moi : le quatrième passage à niveau retient derrière ses barrières baissées tous les copains qui m'attendent. On se regarde et on éclate de rire. On repart. Depuis la sortie de Boécourt village, c'est tout en descente pour rejoindre Bassecourt et la ligne d'arrivée. Quelques promeneurs nous regardent intrigués. Malgré nos dossards nous n'avons pas vraiment l'air de coureurs.
Je caracole en 6éme position. Je dois gagner 2 places, le prix que je convoite est à ce classement.
A 20 mètres derrière Pierrot, je le vois soudain faire un écart. Il se rattrape de justesse, évitant la chute sur le petit pont du premier Biefs. Je l'évite de justesse. Le compteur logé dans le cadre de mon Aéro Stella, indique 36 km/h. Deuxième Biefs, ces deux ruisseaux à écrevisses coulent de Glovelier vers la sortie Est de Bassecourt. Pierrot ne revient pas. Son dérailleur a sauté aussi. Nous longeons maintenant le "Village Nègre", entrée dans Bassecourt. Le virage de la Croix-Blanche.
Attention, une voiture!...elle s'arrête pour laisser priorité aux  champions. Merci. Nous enfilons la rue du colonel Hoffmeyer, le pont de la Couronne, le magasin des parents de Bébert Keller, 300 mètres ceux de Roger tous nous regardent surpris. Pensez,le petit qui pédale comme un dératé. Plus habitué à nous trouver occupés par nos projections cinématographiques que dans un peloton cycliste. Dernier virage, dernier effort. La banque, l'échelle qui me nargue. J'ai les mollets en bois. Je ne serai jamais coureur cycliste.
Horreur, je suis toujours cinquième, non : pas les cigares !...Il faudra sprinter pour les pêches au sirop. J n'y arrive pas, tant pis ce sera les cigares.
Dans le délire de la ligne d'arrivée, je conserve ma cinquième place. Camilo qui depuis longtemps a franchit la ligne, à l'air de bien se marrer. Il procède à la remise des prix et avec un clin d'oeil me remet sentencieusement ...les pêches au sirop.
Je suis content.
Heureux temps ou les routes nous appartenaient, sans interventions policières ou municipales. 
Dimanche prochain, nous irons au cinoche, à l'Appolo de Delémont. En fraude bien entendu, nous n'avons pas encore l'âge requis.
Nous nous sommes revus en 1989, à la Petite Joux. Trop brièvement pour évoquer ces souvenirs.
Tchao Bouby, mes amitiés.

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